Par Marianne Mairesse , paru dans Marie Claire .

article octobre rose

Elles ont fait la grande traversée : annonce de la maladie, opération du sein, chimio… Elles se sont vues maigrir, changer de peau, de visage, ont perdu leurs cheveux, leurs poils, leurs sourcils, souvent leur libido. Et pourtant… jamais elles n’ont renoncé à être et à se sentir femme, et à habiter de toutes leurs forces leur corps malmené.

 

Cancer du sein : « j’ai connu la plus belle période de ma vie sexuelle »

Martine, 44 ans

Je n’avais même pas encore de seins, pas de règles, le médecin de maman a pointé son doigt vers moi et m’a dit : « Vous, jeune fille, il faudra faire attention. » Ma mère est morte du cancer du sein à 42 ans, ma grand-mère à 39 ans. Je m’étais dit : « La foudre ne tombera pas trois fois au même endroit. » Elle est tombée en avril 2009. Ce cancer est un « alien » qui voulait me bouffer, bouffer ma famille. Je suis partie en guerre. Je lui ai dit : « Tu dégages. » Je me souviens de mon premier choc physique, après le début de la chimio : quand j’ai découvert tout le bas de mon visage affaissé, sec, couvert de rides. Cela a été très violent, j’ai pris dix ans en une matinée. J’ai eu peur. J’avais beau penser que je n’étais pas malade, je l’étais. Les produits de la chimio agissaient. Le cancer s’attaquait à mon visage, et le visage, c’est notre identité. J’ai toujours fait extrêmement attention à moi, et là je ne pouvais plus rien faire. J’ai pris ma bagnole et suis allée voir ma copine esthéticienne. « Comment vais-je retrouver ma peau ? – Elle va se réhydrater, sois patiente. »

J’ai forcé sur toutes les crèmes antirides. Je faisais beaucoup d’efforts pour me préparer à redevenir comme avant. La perte de la féminité, c’était pour moi un stade transitoire. Le futur, la guérison. J’avais des cheveux très longs, jusqu’en bas du dos. Le jour de ses 7 ans, ma nièce m’a dit : « Je veux les mêmes que toi. » Je savais que huit jours plus tard, je n’en aurais plus. Ma féminité se logeait dans ma chevelure. Quand l’oncologue l’a vue, elle a regardé sa secrétaire et m’a immédiatement prescrit une perruque. Je suis allée en choisir une rousse et j’ai acheté une robe rouge. Je me suis fait raser les cheveux. Je me suis dit : « Je ne suis plus rien. » J’ai calculé au bout de combien de temps ils allaient repousser. J’étais toujours dans l’après.

Un homme que je ne voyais plus, qui vivait à l’étranger, est revenu vers moi quand il a su que j’étais malade. « Ce ne sont pas tes cheveux qui comptent, c’est ta vie. » Il a dormi avec moi la veille de l’opération… La féminité, elle est aussi dans le regard de l’autre. J’ai connu la plus belle période de ma vie sexuelle. J’avais du désir. Il était tellement content que je sois en vie qu’il me le montrait en faisant l’amour. Quand quelqu’un vous touche comme si vous étiez la plus belle du monde, vous y croyez. Il me regardait dans les yeux, me tenait la main, a touché mon cancer. Il a voulu le toucher.

Depuis mon sein a subi une déformation, il est plus dur que l’autre, mais c’est toujours le mien. Ce n’est pas mon sein qui définit ce que je suis. J’ai terminé tous mes traitements le 1er mai 2010. En tant que femme, je n’ai rien gagné ni perdu. Ce qui a changé, c’est ma relation à ma famille. On fait beaucoup plus de fêtes qu’avant. Je veux leur donner des souvenirs. J’ai combattu l’ennemi, mais je sais que je ne l’ai pas terrassé.

(*) Martine Carret a écrit « Cancer ? Même pas peur ! » (éd. L’Archipel).

Cancer du sein : « Je prends beaucoup plus le temps de m’occuper de moi »

J’ai 55 ans et je suis une femme debout. Je m’appelle Alice Poitrine et ce n’est pas pour rien que j’ai gardé mon nom de jeune fille. Quand le médecin m’a parlé d’ablation, je me suis effondrée. Comment accepter une mutilation ? Je ne serai plus une femme. J’ai pleuré dans ses bras. Puis respiré un bon coup et suis allée me repomponner.

C’était le jour du tsunami en Thaïlande, et je me souviens d’avoir pensé : « Qu’est-ce que le sein de Madame Poitrine comparé à cela ? » Mais c’était ma catastrophe. Qu’est-ce que je fais ? Je continue à vivre ou je me laisse aller ? J’étais prête à rejoindre mon chéri, mort d’un cancer du poumon. Mais je me suis battue.

Le jour de mon anniversaire, on m’a fait une ablation totale du sein droit. Quand on m’a enlevé le pansement, j’ai eu du mépris : ce n’était pas moi, ce n’était pas mon corps. Pendant plusieurs jours, j’ai juste passé un gant de toilette sous mon T-shirt pour ne pas voir mon buste. Puis je me suis relevée. J’ai acheté des soutiens-gorge renforcés dans lesquels je mets un bout de tissu. Je ne suis même pas allée me faire fabriquer une prothèse, je ne vois pas l’intérêt.

Pour la perruque, c’est la même chose : j’ai trouvé ça très moche, j’avais l’impression d’une choucroute sur la tête. Lorsqu’il a fallu me raser, j’ai tourné le dos à la glace. Puis je me suis retournée et j’ai crié : « Oh, je suis belle ! » Je suis partie avec la perruque sur la tête, mais je l’ai tout de suite enlevée à la maison.

Je suis toujours tête nue. Si quelqu’un sonne chez moi, j’ouvre comme ça. Mon visage, j’essaie de l’illuminer. Je m’installe devant le miroir et je pense à tous ces artistes qui se peignent le visage, un bas recouvrant leur chevelure. J’ai appris dans un cours à ombrer mes paupières, poser des faux cils. Se faire belle, c’est se faire un joli cadeau. Si je dois aller acheter une baguette, je me fais une petite beauté et je mets un foulard. J’en ai acheté six au marché, je joue avec.

Quand, dans mon quartier, j’entends « T’es jolie », je prends le compliment. J’en ai besoin. Je prends beaucoup plus le temps de m’occuper de moi. Je peux rester une heure dans mon bain en laissant couler l’eau chaude, je me masse, je me mets de la crème de la tête aux pieds… Je fais surtout attention à moi pour montrer que je suis en forme, pas pour séduire. Avec un cancer, on n’a pas envie de séduire. Je n’ai pas de conjoint. Je rêve de trouver un homme, mais j’en suis incapable. La sexualité me manque énormément, mon corps a envie. Alors je me fais plaisir toute seule.

J’ai besoin de tendresse, aussi. Avec mes copains, on se serre fort dans les bras. Mon colocataire me bichonne, me fait des petits bisous dans le cou, vient discuter dans ma chambre. Mais ma fille de 28 ans ne me voit jamais malade. C’est mon choix. Quand je suis très moche, très fatiguée, très blanche, personne ne me voit. Ce n’est pas à ma fille de me protéger, même avec ce foutu cancer, je veux rester une mère pour elle, une grand-mère pour mes petits-enfants.

Aujourd’hui, je me sens mutilée, mais je suis aussi protégée des mecs qui draguent bêtement. Les hommes qui savent me regardent comme une vraie femme. Ils sont plus vrais avec moi. Il y en a même un qui m’a dit que j’avais « la grâce ». J’ai appris à m’accepter différemment, j’ai appris la patience car je n’ai pas le choix. Désormais, je ne rêve que d’une chose : passer au bloc pour une reconstruction des seins. J’espère qu’ils seront jolis. Je vis dans cet espoir. L’autre jour, j’étais crâne nu chez mes petits-enfants, qui m’ont dit : « On veut que tu restes comme ça, t’es trop jolie. » C’est un cadeau, une plénitude dont je me gorge. Je suis mortelle, j’ai peur de la mort, mais ce n’est pas grave. Tant qu’on laisse une trace lumineuse…

Cancer du sein :  » J’ai quitté mon survet’ et mon t-shirt, j’ai repris la danse « 

Coralie, 41 ans

J’avais 34 ans, j’allaitais mon bébé quand j’ai senti une boule. Ma fille avait 6 mois. L’annonce du cancer a été un choc.

J’ai vécu ma première chimio comme un tunnel dont la sortie était la fin du traitement, et l’enjeu, la guérison. Avec mon mari, nous ne pensions qu’au cancer. Il s’est occupé des tâches journalières, de notre fille, m’a préservée de tout. Mais cet immobilisme, pour moi, ressemblait à la mort. Je m’en suis rendu compte avec les autres chimios, que j’ai vécues différemment. Car j’ai rechuté deux fois. J’ai compris que le tunnel de la maladie était aussi la vraie vie.

J’ai quitté mon survêtement et mon T-shirt, repris la danse. J’ai retrouvé le plaisir de cette relation physique avec le danseur, mon corps en mouvement, ma place de femme. Je me suis occupée de ma petite fille, qui avait besoin d’une mère.

J’ai découvert la maison des patients à l’Institut Curie, des femmes m’ont montré une autre voie. Elles sont devenues des copines, des sœurs. J’ai appris à me mettre une crème en douceur et pas en force, à me maquiller, à me regarder. L’apparence, avant, ne comptait pas. La féminité, on ne me l’a pas apprise. J’avais les cheveux courts, un air sévère, j’ai découvert un sourire, un autre moi.

J’ai eu peur de perdre mes cheveux – l’inconscient collectif nous y pousse –, mais me raser fut une libération. Je suis d’origine laotienne et les femmes, à un moment de leur vie, se rasent le crâne. J’ai beaucoup aimé cet état, aller au fond de moi et à l’essentiel. Je me suis mise à nue, comme si, dans ma vie, je voulais faire table rase. J’ai porté une perruque pour mon époux, mes enfants, pour le regard des autres, mais moi j’aimais mon crâne sans cheveux. Je me suis trouvée belle. Cela me rappelait Sinead O’Connor. Je dégageais de l’authenticité, de la pureté.

J’ai aussi été soulagée lorsque, à la troisième récidive, le chirurgien a décidé de m’enlever le sein. Il était devenu un corps étranger. J’avais fait son deuil au fil du temps. Mon sein est parti en même temps que mon cancer. J’ai refusé la reconstruction. Finalement que m’apporterait-elle de plus ? Rajeunir parce que j’aurais une très belle poitrine ? Je n’en ai pas envie. J’ai une grosse cicatrice. Ça ne me dérange pas, je me raccroche aux amazones. S’il n’y avait pas le regard des autres, je ne porterais même pas de prothèse. Mon corps est là, c’est mon histoire, j’ai la force de l’accepter.

Mon mari accepte presque mieux l’absence de sein que le sein mutilé, il commence à venir vers ma cicatrice. Nous ne sommes plus dans la frénésie du rapport sexuel, dans sa sauvagerie. Mon mari a compris qu’il nous fallait inventer une autre sexualité. Etre attentifs l’un à l’autre, se caresser, se parler est beaucoup plus important pour moi que l’orgasme, que je n’ai plus.

J’ai un sein en moins, mais une autre féminité existe. La maladie renvoie à une féminité qui n’est pas affichée. Avant, je ne pensais pas être féminine car je n’étais ni belle, ni sexy. Aujourd’hui je me sens femme dans mes gestes, dans ma vie. Etre mère ce n’est plus seulement pour moi un acte biologique, ce sont des sentiments. J’ai construit un lien avec ma fille. Le cancer, je ne l’ai pas combattu comme on part en guerre, il était un message pour dire : « Tu prends un mauvais chemin. » Il se peut que j’en meure, il se peut aussi que je meure d’autre chose. Mais j’ai retrouvé le plaisir. Faire face à la mort, c’est retrouver le goût de la vie.                    

Cancer du sein : L’avis de la psy

Marie Claire : Comment une femme se sent-elle atteinte dans sa féminité pendant un cancer du sein ?

Sylvie Dolbeault* : Il y a un préjugé, surtout chez certains chirurgiens hommes : le cancer du sein est une atteinte immédiate et irréversible à la femme et à sa féminité. Or, la première chose à laquelle pense une femme quand on lui annonce un cancer du sein, c’est « cancer », « maladie », « vulnérabilité »
et « risque mortel ».

En tant que femme, cela dit, elle va effectivement subir un effondrement de ses repères et pas seulement sur le sein lui-même. Les traitements vont bouleverser tout son corps, entraîner des marques transitoires ou irréversibles : cicatrices, prise de poids, modification de la texture de la peau, perte de l’énergie et du désir sexuel, chute des cheveux, des sourcils. On parle plus souvent des cheveux car c’est la partie la plus visible, mais les femmes sont plus touchées par la perte des poils pelviens, des sourcils, des cils.

Certaines racontent leur corps devenu un corps de petite fille, elles ne se reconnaissent plus, évoquent l’image de la fillette d’Hiroshima. Le sentiment de ne plus être femme vient davantage de tous ces éléments que de la coupe d’un sein lui-même. Chacune va devoir renoncer à son identité d’avant et travailler sur ce nouveau corps. Les femmes les plus touchées sont celles qui ont le plus investi dans leur apparence physique, qui se définissent beaucoup par celle-ci. Cela ramène à une question essentielle : « Qui suis-je ? » Etre une femme, est-ce lié à mon tempérament, à la manière dont je me suis construite, à l’attachement que j’ai développé pour les autres ou à ce que je leur donne à voir ?

Que représente l’atteinte ou la perte d’un sein ?

Le rapport d’une femme à ses seins est très variable. Pour certaines, ils sont un atout indispensable, un atout sexuel très investi, elles les mettent en valeur, en jouent. Perdre un sein ou le voir abîmé peut remettre complètement en cause leur identité. Et puis, il y a des femmes pour qui le sein a toujours été un mauvais objet, une partie du corps difficile à investir parce qu’il était trop petit ou trop gros, ou parce qu’elles ont très mal vécu, adolescentes, la naissance de leurs formes.

Le sein n’est pas toujours l’organe de la féminité et de la sexualité ! Certaines ont eu une reconstruction magnifique, jugée parfaitement réussie par le chirurgien, mais en souffriront toute leur vie. Si elles n’avaient pas bien anticipé ce nouveau sein, si on ne les avait pas prévenues qu’elles n’auraient peut-être plus de sensation, qu’il pouvait être dur, froid, elles peuvent le rejeter. Remettre du volume, ce n’est pas retrouver son sein. Il faut avoir fait le deuil du sein perdu, car il est perdu pour toujours. Certaines qui ne peuvent être reconstruites vont parfaitement bien le tolérer.

Elles ne veulent parfois même pas de prothèses mammaires, ce qu’elles appellent des « cache-misères ». Elles ne préfèrent rien plutôt que du faux et assument parfois cette nouvelle identité de manière incroyable.

Le rôle du conjoint – s’il existe – est-il important ?

Majeur. Les femmes ont très peur de cet a priori : leur conjoint va les quitter parce qu’elles ont un cancer du sein. Mais les couples qui se séparent étaient très souvent en difficulté avant. Les dernières études montrent, au contraire, que les conjoints se rapprochent. Le conjoint qui reste va devoir s’adapter aux transformations du corps de sa femme, comprendre qu’elle n’ait peut-être pas envie de relations sexuelles, ou n’ose pas se montrer sans son sein, avec sa grande cicatrice qui lui barre le thorax.

Pendant une chimio, la fatigue physique et la baisse de libido sont souvent très importantes, les préoccupations aggravant souvent les choses. Le conjoint peut se demander avec elle : « Comment gérer cette période ? Comment garder une intimité alors que notre vie sexuelle peut s’arrêter ? » Il est important
de distinguer sexualité et intimité. Une femme peut se sentir dans un lien fort avec son conjoint, dans une intimité physique sans être sexuelle qui va lui permettre de continuer à se sentir aimée. Il peut l’aider à accepter ce corps, à se l’approprier en la caressant, en massant son sein abîmé. S’il est trop en décalage avec ce que vit sa femme, il y a un risque qu’ils ne parviennent pas à se retrouver.

Quelles ressources peuvent avoir les femmes pour aider à s’accepter pendant la maladie ?

Certaines trouvent les ressources en elles. C’est une question de tempérament, de personnalité,
de constitution : c’est la capacité à faire face, à s’adapter à un évènement hautement stressant, à accepter
de nouvelles règles et priorités. Il y a des femmes qui ont du mal à accepter la chimiothérapie, qui vont parfois jusqu’à la refuser car, pour elle, perdre leurs cheveux est une destruction de leur féminité.

A l’inverse, d’autres – même si la perte est très douloureuse – vont être capables de se dire que c’est transitoire, que leurs cheveux repousseront. Certaines auront besoin d’être accompagnées par un psychologue, soutenues par d’autres patientes. Le cancer est un coup d’arrêt qui oblige chacune à se recentrer sur ses propres besoins. Beaucoup se rendent compte, à cette occasion, qu’il est temps qu’elles s’occupent d’elles.

Je pense à toutes ces femmes très prises par leur travail, leur famille, leurs enfants… Auparavant, les études menées auprès des femmes atteintes du cancer du sein s’intéressaient uniquement aux mesures de l’anxiété,
de la détresse, de la dépression. Désormais, on s’intéresse à « la croissance personnelle post-traumatique »,
à l’évaluation des changements positifs.

(*) Psychiatre, responsable de l’unité de psycho-oncologie à l’Institut Curie, à Paris.